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Aélig

Reprenant ses esprits, Amos se sentit embarrassé. Il se déroba brusquement à la magie de ce premier baiser et, troublé d’avoir ainsi perdu la tête, lança :

— Désolé… Je suis vraiment… Je ne croyais pas… Mais… Pardon… ce n’est pas mon habitude de…

— Moi non plus, se défendit aussi la jeune humanoïde. Je crois que… Ce doit être… Je crois que… que, c’est l’air ! C’est l’air de la mer qui…

— C’est cela ! confirma Amos en bondissant sur la piètre excuse. L’air est si… tellement… comment dire ?…

— Pur ! fit la fille. Et chacun sait que l’air pur donne… donne…

— … envie de s’embrasser…

— C’est cela…

— Oui…

Un troublant silence prit place entre les deux adolescents. Amos toussota et finit par se présenter :

— Je suis Amos Daragon et…

— Et moi, je m’appelle Aélig, je suis icarienne de la…

— Moi, humain !

— Pardon ? fit Aélig.

— Moi, je suis humain… Je n’ai pas d’ailes…

— Je le vois bien et c’est bien dommage pour toi !

— Pourquoi ?

— Parce que… parce que… parce que tu ne peux pas voler !

— C’est bien vrai. C’est une excellente remarque ! Les gens qui ne possèdent pas d’ailes ne peuvent effectivement pas voler !

— Comme ceux qui possèdent des nageoires…

— Ceux-là non plus ne peuvent pas voler ! fit maladroitement Amos.

— De toute évidence…

— C’est clair…

— …

— …

— Par contre, ils peuvent nager, continua Aélig, toujours mal à l’aise.

— On peut quand même nager sans nageoires.

— Mais pas voler sans ailes…

Un autre silence s’installa entre les deux adolescents. Aélig pensa alors qu’Amos devait la mésestimer. Ne lui avait-on pas répété des dizaines, sinon des centaines de fois que les sans-ailes étaient une menace constante pour les icariens ; qu’ils s’amusaient à ridiculiser leur grâce et leur intelligence tout en refusant obstinément de croire en leur supériorité ? Bien qu’elle fût complètement fascinée par Amos et certaine de la primauté de sa race, Aélig se trouva soudain ridicule avec ses grandes ailes, ses plumes en broussaille et ses vêtements trop courts. Elle rougit de honte.

Pour sa part, Amos trouva son propre comportement ridicule. Il se sentit très gêné de ne pas pouvoir articuler deux phrases sans hésiter et s’en voulut d’entretenir avec une si magnifique créature une conversation aussi grotesque.

« Elle doit penser que je suis le pire des imbéciles », se morfondait Amos.

« Il doit me trouver laide et terriblement monstrueuse », s’inquiétait Aélig.

« Si je pouvais trouver quelque chose d’intelligent à lui dire », se disait le garçon.

« Si je pouvais prendre deux minutes pour me refaire une beauté », souhaitait la fille.

Le porteur de masques brisa de nouveau le silence pour demander :

— Tu as faim ?

— Non, je te remercie, répondit Aélig, rassasiée par l’eau de la fontaine de Jouvence.

— Très bien…, fit Amos. Alors, je te laisse te reposer et, si tu veux, je t’invite ce soir à partager mon dîner. Tu n’auras qu’à te rendre à la plage par le petit chemin que tu vois juste ici, en bas de l’arbre. Je t’y attendrai…

— Très bien, accepta l’icarienne. Je te retrouverai avec grand plaisir…

— Donc, parfait ! se réjouit le garçon. Donnons-nous rendez-vous au coucher du soleil, ça te va ?

— Oui, à bientôt alors…

— À bientôt, oui…

Amos avait vite oublié son projet de se rendre à Upsgran. Il courut vers la plage et se lança dans les préparatifs de son repas. Peut-être réussirait-il ainsi à impressionner l’icarienne et à racheter ses stupides hésitations.

« Aélig, quel joli nom ! soupira Amos, le cœur battant. Ce soir, nous aurons un festin ! Commençons par aménager l’endroit… »

Amos commença ses préparatifs en fabriquant une table et des chaises de bois rudimentaires avec des branches de bambou et des feuilles de palmier. Ensuite, il alla chercher dans les bois quelques plantes comestibles, afin d’aromatiser ses plats, puis plongea dans la mer pour y trouver des coquillages. Pendant qu’il cherchait des crabes en eau plus profonde, un grand thon eut la malchance de passer tout près de lui. Sous l’eau, Amos ordonna à l’air de former une bulle pour le capturer et de le transporter jusqu’à la plage. Ce plat de résistance serait parfait !

De son côté, Aélig se dégourdit les ailes et passa le plus clair de son temps à se reposer. À cause de la mauvaise réputation des sans-ailes, elle pensa plusieurs fois à fausser compagnie à son sauveur et à retourner chez elle, mais elle se refusa à l’abandonner. Ce garçon avait du charme et il ne semblait pas trop bête pour un aptère. Même si la sagesse lui conseillait de fuir cet endroit et de rejoindre les siens, son cœur avait envie de connaître Amos. Le souvenir de ce baiser, à son réveil, la troublait encore.

Au coucher du soleil, Aélig déploya ses ailes et s’envola vers la plage. Pas question pour elle d’emprunter le petit sentier dans la forêt qu’elle jugeait trop dangereux.

Dans la lumière tamisée du couchant, Aélig atterrit dans un décor de conte de fées. Sous un ciel rouge ciselé de fins nuages blancs, Amos avait allumé une centaine de torches qui éclairaient une partie de la plage avant d’aller s’éteindre dans la marée montante. Une table et deux chaises, magnifiquement ornées de fleurs et de feuilles de palmier, attendaient les adolescents. De grands coquillages servaient d’assiettes, et des coquilles de moules faisaient office de couverts. Partout autour, les arbres portaient des guirlandes de lianes, elles aussi garnies de fleurs.

— Par ici, dit stupidement Amos en indiquant une chaise à Aélig. Au menu, nous avons des huîtres fraîches à l’ail des bois, des moules à la marjolaine et quelques palourdes aux fleurs de rosiers sauvages. De plus, j’ai préparé des crabes et, en plat de résistance, nous aurons du thon grillé sur pierres. Pour accompagner le tout, voici une salade d’alchémilles et des tiges de houx bouillies. Pour dessert, ce sera des cenelles d’aubépine sans noyau, puisqu’il est toxique, et de la noix de coco. J’espère que tu as faim ?

— Mais… mais, comment…, balbutia l’icarienne, comment as-tu réussi un tel miracle ?

— Oh ! fit Amos d’un ton amusé, c’est une bien longue histoire et j’ai peur que cela t’ennuie.

— Je ne mange qu’à une seule condition ! menaça Aélig. C’est que tu me racontes tout dans les moindres détails !

— C’est promis ! Mais d’abord, commence, toi… Allez, je nous sers et je t’écoute ensuite.

La jeune fille prit place et commença à se raconter :

— Comme tu le sais déjà, je m’appelle Aélig et j’appartiens au peuple des icariens. Les sans-ailes nous appellent plus vulgairement « hommanimaux ». Connais-tu les hommanimaux ?

— Plutôt bien, répondit Amos. Mon meilleur ami est un béorite.

— Un quoi ?

— Un béorite, répéta le garçon. Il se transforme en ours…

— Hum… il doit être poilu !

— Oui, dit Amos en rigolant. Continue, je te parlerai de lui plus tard.

— J’habite dans la cité de Pégase où je suis…

Aélig hésita et jugea sage de ne pas tout dévoiler à son sujet.

— … où je suis… très heureuse de vivre. J’adore la philosophie et les langues. Je parle couramment l’icarien, le nordique, le korrigan, l’elfe, le faune, l’harpie, l’anatomac, en plus de quelques dialectes d’Ixion et lorsque je ne suis pas en fonction, je fais de la peinture !

— Pas en fonction ? l’interrompit Amos. Quel est ton travail ?

— J’étudie à la Maison du Savoir avec de vieux prêtres très sages, mais aussi très déprimants, répondit l’icarienne. J’occupe la fonction d’étudiante…

— Et il arrive parfois que tu échappes à « tes fonctions » ? demanda Amos.

— Très souvent, oui ! avoua Aélig en riant. Dès que j’ai du temps libre, je fuis la cité et je me promène dans les nuages. Je vais de montagne en montagne pour admirer les splendeurs du paysage. Au cours de ma dernière promenade, je n’ai pas fait attention et je suis descendue trop bas. Les harpies en ont profité pour m’attaquer… J’ai vraiment été stupide !

— Ton peuple est en guerre contre les harpies ?

— Oh non ! Ce sont les harpies qui sont en guerre contre tout ce qui marche, vole ou nage ! Hummmm, ta cuisine est vraiment délicieuse ! C’est une pure merveille !

— Merci beaucoup, répondit Amos, très content de son effet.

— Maintenant, c’est à toi ! Raconte ton histoire…

— Je te sers du thon d’abord ?

— Oui, un grand morceau, s’il te plaît !

Tout en mangeant, Amos raconta brièvement son histoire à Aélig. Il en escamota de longues parties afin de ne pas l’ennuyer et évita de lui parler de son voyage dans les Enfers. Il raconta comment il avait connu Béorf, puis il dit quelques mots sur Lolya, mais évita de parler de la gorgone, de peur de ne pas être pris au sérieux.

— Comme ça, tu contrôles les éléments ? lança Aélig, incrédule.

— Oui…, affirma Amos. J’ai une parfaite maîtrise du feu et c’est ainsi que j’ai fait chauffer les pierres sur lesquelles a grillé le thon.

— Et tu commandes aussi au vent ?

— Regarde ceci !

Le porteur de masques leva la main et provoqua une bourrasque qui fit vaciller le feu des torches autour d’eux.

— C’est vraiment toi qui as fait cela ? s’étonna Aélig.

— Je recommence alors… juste pour toi !

Une deuxième bourrasque vint aussitôt souffler tout autour de la table.

— Et le feu aussi ! Tu contrôles réellement le feu ?

— Pour le feu, confia Amos, c’est beaucoup plus simple. Je n’ai pas à bouger beaucoup, juste à penser… Regarde !

D’un seul coup, toutes les torches s’éteignirent. Après quelques secondes, Amos les ralluma une à une d’un simple petit mouvement de l’index.

— Tu es vraiment un très grand magicien ! s’exclama Aélig, émerveillée.

— Ce n’est rien encore… Si je trouve les pierres qui me manquent et si je mets la main sur le masque de l’éther, je serai beaucoup plus puissant.

— Imagine le nombre de filles que tu pourrais impressionner avec ta magie ! se moqua gentiment Aélig.

— C’est vrai… Je n’avais jamais pensé à cela ! fit Amos, amusé. Dis-moi, est-ce que ça fonctionne avec toi ?

— Euh… très fort, avoua l’icarienne en riant. Et comment je fais, moi qui ne suis pas magicienne, pour t’impressionner ?

— Tu n’as qu’à sourire…

Une grande vague vint mouiller les pieds des jeunes amoureux.

— Nous devrions bouger d’ici ! s’écria Amos. Ou alors, notre dessert sera vraiment à l’eau !

— Mais avant, je voudrais te dire que ce repas était une merveille… tout comme… tout comme le baiser que nous avons échangé à mon réveil.

— C’est gentil. Pardonne-moi d’avoir été si bête ensuite… Je ne savais pas quoi dire et… et j’ai dû te paraître bien stupide !

— Et moi, j’avais peur que tu regrettes, que tu me trouves repoussante. Les humains considèrent souvent les icariens comme ridicules… C’est pour cela que nous… que nous les… Enfin… ça n’a pas d’importance. Je suis bien avec toi, Amos…

— Moi aussi, confia le garçon sans pudeur. Ta présence à mes côtés me remplit de joie et…

Les jeunes amoureux se regardèrent droit dans les yeux et, ensemble, se levèrent doucement de table. Leurs mains s’entrelacèrent alors que leurs bouches s’approchèrent délicatement l’une de l’autre. C’est à ce moment qu’Amos eut la forte impression d’être épié. Il regarda furtivement autour de lui et remarqua plusieurs formes humanoïdes dans le ciel. Il esquiva le baiser d’Aélig et lui glissa à l’oreille :

— Garde ton sang-froid, nous sommes encerclés.

 

La Cité de Pegase
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